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CAUSERIES DU LUNDI.

de la tradition et de la légende (et cette légende commença pour elle de bien bonne heure) ; la première Jeanne n’est ni si douce ni si régulière que la seconde, mais elle est plus énergique et plus vraie. Lorsque, vingt ou vingt-cinq ans environ après la condamnation de l’héroïne, la reconnaissance un peu tardive de Charles VII provoqua et mena à fin le procès de réhabilitation, on fit des enquêtes, on interrogea les anciens témoins, dont un grand nombre vivaient encore. Mais le dirai-je ? et je ne me hasarde à le dire qu’à la suite de M. Quicherat, qui a examiné de si près les choses, ces témoins survivants étaient déjà eux-mêmes sous l’influence de la légende universelle, et ils ne parvinrent peut-être pas à s’y soustraire entièrement dans leurs dépositions. Ils semblent pour la plupart préoccupés, non-seulement de venger, mais d’embellir la mémoire de Jeanne, de la représenter en tout par le beau côté (c’est tout simple), mais aussi par le côté adouci, de faire d’elle l’enfant le plus sage, le plus exemplaire, le plus rangé ; il est à croire qu’ils ont supprimé bien des saillies de caractère. Ainsi il y a loin de cette petite Jeanne un peu adoucie et amollie à celle qui aurait plaisanté à Vaucouleurs avec le capitaine Robert de Baudricourt, et qui lui aurait répondu un peu gaillardement à propos de mariage : « Oui, quand j’aurai fait et accompli tout ce que Dieu par révélation me commande de faire, alors j’aurai trois fils, dont le premier sera pape, le second empereur, et le troisième roi. » Ce n’était qu’une plaisanterie de bonne guerre en riposte à quelque gaudriole du capitaine, et elle lui rendait sans doute la monnaie de sa pièce, comme on dit. Celui-ci repartit en vrai soudard : « Je voudrais donc bien qu’il y en eût un de moi (ergo ego vellem tibi facere unum), puisque ce seront personnages de si grande marque, et je m’en trouverais