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M. DE BROGLIE.

cours des Écoles centrales ; mais surtout il s’appliqua ensuite à refaire de lui-même ses études, et à les étendre, à les fortifier en tous sens par le travail et la réflexion. M. de Broglie est un des hommes de ce temps-ci qui étudient le plus et le mieux. Sachons bien que la plupart des hommes de ce temps qui sont lancés dans le monde et dans les affaires ne lisent pas, c’est-à-dire qu’ils ne lisent que ce qui leur est indispensable et nécessaire, mais pas autre chose. Quand ces hommes ont de l’esprit, du goût, et une certaine prétention à passer pour littéraires, ils ont une ressource très-simple, ils font semblant d’avoir lu. Ils parlent des choses et des livres comme les connaissant. Ils devinent, ils écoutent, ils choisissent et s’orientent à travers ce qu’ils entendent dire dans la conversation. Ils donnent leur avis et finissent par en avoir un, par croire qu’il est fondé en raison. M. de Broglie est l’homme qui procède le moins de cette façon légère : appliqué, régulier dans ses habitudes, chaque matin à la même heure il se met à l’œuvre, à son étude, à sa lecture. Doué d’une grande facilité de travail, d’une vaste mémoire, en possession des langues anciennes et de la plupart des langues modernes, il lit les auteurs et les livres d’un bout à l’autre ; il s’instruit en les contrôlant ; il est impartial pour ceux mêmes envers qui il se montre sévère. Son jugement tient compte de tout, et vient finalement se résumer sous une forme à la fois complexe et ingénieuse. En un mot, s’il n’était pas un homme d’État, j’oserais dire qu’il a en lui tout ce qu’il faut pour être, en toute matière, un excellent et consciencieux critique.

Il ne fut, à aucun moment, ébloui ni séduit sous l’Empire. L’Empereur aurait assez aimé sans doute à comp-

    1845), et deux articles insérés dans le journal le Progrès de la Vienne (2 et 5 mars 1845).