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LE SAGE.

duire sous une autre forme le même fonds comique, le même talent de famille. Le Sage fut quelque temps avant de pardonner à son fils de s’être fait comédien, et comédien surtout à la Comédie-Française, avec laquelle il était en guerre perpétuelle pour son Théâtre de la Foire. Mais, un jour, des amis l’entraînèrent à une représentation de Turcaret ; il y vit son fils, reconnut deux fois son bien et son ouvrage, pleura de joie et redevint père. Il le redevint si bien, que la mort de Montménil, qui arriva subitement en 1743, fut la grande affliction de sa vieillesse.

« Le Sage ayant perdu Montménil, étant trop vieux pour travailler, trop haut pour demander, et trop honnête homme pour emprunter, se retira à Boulogne-sur-Mer, chez son fils le chanoine, avec sa femme et sa fille. Il venait presque tous les jours dîner chez moi et m’amusait extrêmement. » C’est l’abbé de Voisenon qui parle ; Voisenon était alors grand-vicaire de l’évêque de Boulogne. Ce chanoine, fils de Le Sage, chez qui son vieux père alla finir ses jours, était un joyeux vivant lui-même : « il savait imperturbablement tout son Théâtre de la Foire et le chantait encore mieux que la Préface. » Ecclésiastique de la force de l’abbé de Voisenon, il eût fait un excellent comédien. Il y eut encore un troisième fils de Le Sage, qui se fit comédien et courut l’Allemagne sous le nom de Pittenec ; mais ce dernier ressemblait aux moins bons ouvrages de son père. Le Sage était sourd, il l’était déjà à l’âge de quarante ans. Cette surdité, qui augmenta avec les années, avait dû contribuer à l’éloigner des cercles du beau monde, mais elle n’avait en rien altéré sa gaieté naturelle. Il était obligé, pour converser, de se servir d’un cornet ; il appelait ce cornet son bienfaiteur, en ce qu’il s’en servait pour communiquer avec les gens d’esprit, et qu’il n’avait qu’à