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CAUSERIES DU LUNDI.

manque d’idéal chez notre auteur, quand il a laissé tomber ce jugement sévère : « On peut dire des romans de Le Sage qu’ils ont l’air d’avoir été écrits dans un café, par un joueur de dominos, en sortant de la Comédie. » Mais nous touchons là aux antipathies qui séparent nettement deux races d’esprits : ceux qui préfèrent le naturel à tout, même au distingué, et ceux qui préfèrent le délicat à tout, même au naturel.

Le Sage avait soixante-sept ans quand parut le dernier volume de Gil Blas. Trois ans après (1738), il donna le Bachelier de Salamanque, auquel il tenait beaucoup, dit-on, comme à un fruit de sa vieillesse. Il suivit dans la composition de ce Bachelier son procédé ordinaire. Tout en le donnant comme tiré d’un manuscrit espagnol, il y mêla les mœurs françaises, celles de nos petits abbés, classe inconnue en Espagne ; et en même temps, pour ce qui est de la description des mœurs du Mexique qu’on trouve dans la seconde partie du Bachelier, il la prit, sans le dire, dans la relation d’un Irlandais, Thomas Gage, qui avait été traduite en français bien des années auparavant. Mais tous ces emprunts, ces pièces de rapport, et les choses qu’il y mêlait de son invention, se fondaient et s’unissaient comme toujours dans le cours d’un récit facile et amusant.

Un autre ouvrage de lui, qui n’était certes pas un des moins bons, ce fut le comédien Montménil, son fils, acteur excellent et que ceux qui l’ont vu proclamaient inimitable. Montménil, qui avait été un moment abbé, mais qui n’avait pu résister à sa vocation, jouait admirablement l’Avocat Patelin, Turcaret ; il faisait aussi le marquis dans Turcaret, le valet La Branche dans Crispin, et en général il excellait dans tous les rôles de valets et de paysans. On peut dire qu’il jouait comme son père écrivait et racontait. Montménil ne faisait que tra-