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LE SAGE.

pour la Foire, et sema son sel à pleines mains sur les tréteaux ; il eut cent succès réputés peu honorables. Je viens de lire sa Foire des Fées, son Monde renversé, de fort jolies farces vraiment. Cette veine et cette vogue de Le Sage vaudevilliste mériteraient bien une étude à part ; car, remarquons-le, ce n’était pas seulement les besoins de la vie qui le jetaient là, c’était aussi chez lui attrait et vocation. En faisant parler Arlequin, il ne croyait pas si fort déroger ; il passa même, un instant, d’Arlequin aux marionnettes. Arlequin, marionnettes, acteurs pour acteurs, il était d’avis que tout cela revient au même, et que ce sont toujours les mêmes ficelles.

Si c’est là de la sagesse pratique, on ne saurait disconvenir que le talent perd toujours un peu à ne pas avoir un très-haut idéal en vue. Le Sage se ressentit de cet inconvénient : après avoir atteint le point parfait de l’observation dans le Diable boiteux et dans Gil Blas, le vif du comique dans Crispin et dans Turcaret, il se relâcha, il se répéta, il baissa un peu, et alla ainsi jusqu’à se permettre des publications finales telles que la Valise trouvée et le Mélange amusant, qui sont en effet le fond du sac et de la valise.

Qu’on se figure Molière n’ayant pas à côté de lui Boileau pour l’exciter, le gronder, lui conseiller la haute comédie et le Misanthrope ; Molière faisant une infinité de Georges Dandin, de Scapin et de Pourceaugnac en diminutif. C’est là le malheur dont eut à souffrir Le Sage, qui est une sorte de Molière adouci. Il n’eut pas à ses côtés l’Aristarque, et s’abandonna sans réserve aux penchants de sa nature, et aussi au besoin de vivre qui le commandait.

Un esprit qui est aussi peu que possible de la famille de Le Sage, et qui se disait, en souriant, plus platonicien que Platon lui-même, M. Joubert, pensait à ce