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LE SAGE.

passe tour à tour par toutes les conditions, par les plus vulgaires et les plus basses : il ne se déplaît trop dans aucune, bien qu’il cherche toujours à se pousser et à s’avancer. Gil Blas est au fond candide et assez honnête, crédule, vain, prenant aisément à l’hameçon, trompé d’abord sous toutes les formes, par un parasite de rencontre qui le loue, par un valet qui fait le dévot, par les femmes ; il est la dupe de ses défauts et quelquefois de ses qualités. Il fait ses écoles en tous sens, et nous faisons notre apprentissage avec lui. Excellent sujet de morale pratique, on peut dire de Gil Blas qu’il se laisse faire par les choses ; il ne devance pas l’expérience, il la reçoit. Ce n’est pas un homme de génie, ni d’un grand talent, ni qui ait en lui rien de bien particulier : c’est un esprit sain et fin, facile, actif, essentiellement éducable, ayant en lui toutes les aptitudes. Il ne s’agit que de les bien appliquer ; ce qu’il finit par faire : il devient propre à tout, et il mérite en définitive cet éloge que lui donne son ami Fabrice : Vous avez l’outil universel. Mais il ne mérite cet éloge que tout à la fin, et cela nous encourage ; nous sentons, en le lisant, que nous pouvons, sans trop d’effort et de présomption, arriver un jour comme lui.

Quand on vient de lire René pour la première fois, on est saisi d’une impression profonde et sombre. On croit se reconnaître dans cette nature d’élite et d’exception, si élevée, mais si isolée, et que rien ne rapproche du commun des hommes. On cherche dans son imagination quelque malheur unique, pour s’y vouer et s’y envelopper dans la solitude. On se dit « qu’une grande âme doit contenir plus de douleurs qu’une petite : » et on ajoute tout bas qu’on pourrait bien être cette grande âme. Enfin, on sort de cette noble et troublante lecture plus orgueilleux qu’auparavant et plus désolé.