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CAUSERIES DU LUNDI.

die de Crispin rival de son maître. Une des premières scènes entre les deux valets, Crispin et La Branche, offre un exemple de cette légèreté dans le comique, qui est le propre de Le Sage, soit à la scène, soit dans le roman. Les deux valets, en se revoyant, se font part l’un à l’autre de leurs aventures ; ils ont tous deux été autrefois de francs coquins, et ils croient s’être corrigés en se remettant au service. La Branche surtout se flatte d’être rentré dans la bonne voie ; il sert un jeune homme appelé Damis : « C’est un aimable garçon, dit-il : il aime le jeu, le vin, les femmes, c’est un homme universel. Nous faisons ensemble toutes sortes de débauches. Cela m’amuse ; cela me détourne de mal faire. » — l’innocente vie ! reprend Crispin. Et moi je dirai : L’excellent et innocent comique que celui-là, et qui nous livre si naïvement le vice ! Dès cette pièce de Crispin commence l’attaque aux gens de finance : on voit poindre Turcaret. Crispin se dit à lui-même qu’il est las d’être valet : « Ah ! Crispin, c’est ta faute ! Tu as toujours donné dans la bagatelle ; tu devrais présentement briller dans la finance… Avec l’esprit que j’ai, morbleu ! j’aurais déjà fait plus d’une banqueroute. » Et le trait final va servir comme de transition à la prochaine comédie de Le Sage, lorsque Oronte dit aux deux valets : « Vous avez de l’esprit, mais il en faut faire un meilleur usage, et, pour vous rendre honnêtes gens, je veux vous mettre tous deux dans les affaires. »

Le Sage eut son à-propos heureux ; il devina et devança de peu le moment où, à la mort de Louis XIV, allait se faire l’orgie des parvenus et des traitants. Turcaret fut joué en 1709 ; les ridicules et les turpitudes qui signalèrent le triomphe du système de Law y sont d’avance flétris. Ici la comédie dénonça et précéda l’explosion du vice et du ridicule ; elle eût été préventive si elle pou-