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CAUSERIES DU LUNDI.

dans les sciences exactes. Il le pleure, il exhale ses regrets dans quelques pages senties et touchées tout à fait à l’antique :


« Tu étais, s’écrie-t-il, un de ceux que je séparais parmi le monde, et je t’avais placé bien près de mon cœur. Hélas ! tu n’es plus qu’un souvenir, qu’une pensée fugitive : la feuille qui vole et l’ombre impalpable sont moins atténuées que toi. »


Il est remarquable, en plus d’un endroit, comme l’idée d’une existence future après cette vie est presque naturellement absente de la supposition de Barnave.


« Mais, ô chère image ! continue-t-il, non, tu ne seras jamais pour ton frère un être éteint et fantastique : souvent présent à ma pensée, tu viens animer ma solitude… Quand une pensée douce vient m’émouvoir, je t’appelle à ma jouissance. Je t’appelle surtout lorsque mon cœur médite un projet honnête, et c’est en voyant sourire ta physionomie que j’en goûte plus délicieusement le prix. Souvent tu présides aux pensées qui viennent animer mes rêves avant le sommeil. Je ne me cache point de toi, mais il est bien vrai que, lorsque mon âme est occupée de ses faiblesses, je ne cherche plus tant à t’appeler. Alors je ne te vois plus sourire. Oh ! ta belle physionomie est un guide plus sûr que la morale des hommes. »


Il y a encore sur sa mère une page touchante, qui se rapporte au lendemain de cette perte cruelle. Si Barnave a jamais atteint à quelque chose qui approche de ce qu’on peut appeler le sentiment ou l’expression poétique (accident chez lui très-rare), c’est ce jour-là qu’il y est arrivé par l’émotion. Il faut citer cette page heureuse par laquelle il prend place entre Vauvenargues et André Chénier, ses frères naturels, morts au même âge, qu’on aime à lui associer pour le talent et pour le cœur connue pour la destinée.