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CAUSERIES DU LUNDI.

bien l’admirer ! On extrairait de ces Lettres de Bettina non-seulement un Goethe idéal, mais un Goethe réel, vivant, beau encore et superbe sous les traits de la première vieillesse, souriant sous son front paisible, « avec ses grands yeux noirs un peu ouverts, et tout remplis d’amabilité quand ils la regardent.» Elle sent si bien en lui la dignité qui vient de la grandeur de l’esprit : « Quand je te vis pour la première fois, ce qui me parut remarquable en toi et m’inspira tout à la fois une vénération profonde et un amour décidé, c’est que toute ta personne exprime ce que le roi David dit de l’homme : Chacun doit être le roi de soi-même. » Et cette dignité chez Goethe, dans le talent comme dans la personne, se marie très-bien avec les grâces, non pas avec les grâces tendres ou naïves, mais avec les grâces sévères et un peu réfléchies : « Ami, lui dit-elle encore avec passion, je pourrais être jalouse des Grâces ; elles sont femmes, et elles te précèdent sans cesse ; où tu parais, paraît avec toi la sainte Harmonie. » Elle le comprend sous les différentes formes qu’a revêtues son talent, sous la forme passagère et orageuse de Werther, comme sous la figure plus calme et supérieure qui a triomphé : « Torrent superbe, oh ! comme alors tu traversais bruyamment les régions de la jeunesse, et comme tu coules maintenant, fleuve tranquille, à travers les prairies ! » Avec quel dédain un peu jaloux elle s’en prend à Mme  de Staël, qui s’attendait d’abord à trouver dans Goethe un second Werther, et qui était toute désappointée et au regret de l’avoir trouvé si différent, comme si elle l’en avait jugé moindre ! « Mme  de Staël s’est trompée deux fois, disait Bettina, la première dans son attente, la seconde dans son jugement. »

Cependant cette jeune fille si vive, ce lutin mobile qui a en lui je ne sais quoi de l’esprit éthéré de Mab ou de