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GOETHE ET BETTINA.

curiosité, sur les moindres particularités physiques et morales du personnage, jusqu’à ce qu’il se fût bien représenté cet objet, cet être, cette production nouvelle de la nature qui avait nom Manzoni, absolument comme lui, botaniste, il aurait fait d’une plante. Ainsi de tout. Pour Schiller il fut admirable de sollicitude, de conseil. Il vit ce jeune homme ardent, enthousiaste, qui était emporté par son génie sans savoir le conduire. Mille différences, qui semblaient des antipathies, les séparaient. Goethe n’usa pas moins de son crédit pour faire nommer Schiller professeur d’histoire à Iéna. Puis, un incident heureux les ayant rapprochés, la fusion se fit, il prit insensiblement en main ce génie qui cherchait encore sa vraie voie. La Correspondance, publiée depuis, a montré Goethe le conseillant, influant salutairement sur lui sans se faire valoir, le menant à bien comme eût fait un père ou un frère. Il appelait Schiller un Être magnifique. Goethe comprenait tout dans l’univers, — tout, excepté deux choses peut-être, le chrétien et le héros. Il y eut là chez lui un faible qui tenait un peu au cœur. Léonidas et Pascal, surtout le dernier, il n’est pas bien sûr qu’il ne les ait pas considérés comme deux énormités et deux monstruosités dans l’ordre de la nature.

Goethe n’aimait ni le sacrifice ni le tourment. Quand il voyait quelqu’un malade, triste et préoccupé, il rappelait de quelle manière il avait écrit Werther pour se défaire d’une importune idée de suicide : « Faites comme moi, ajoutait-il, mettez au monde cet enfant qui vous tourmente, et il ne vous fera plus mal aux entrailles. » Sa mère savait également la recette ; elle écrivait un jour à Bettina, qui avait perdu par un suicide une jeune amie, la chanoinesse Gunderode, et qui en était devenue toute mélancolique : « Mon fils a dit : Il faut user par le travail ce qui nous oppresse. Et quand il avait un chagrin,