Page:Sainte-Beuve - Causeries du lundi, II, 5e éd.djvu/349

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
339
GOETHE ET BETTINA.

La première fois qu’elle le vit, ce fut une singulière scène, et, à la manière dont elle la raconte, on voit bien qu’elle n’est pas en France et qu’elle n’a pas affaire à des rieurs malins. C’était à la fin d’avril 1807 ; elle accompagnait sa sœur et son beau-frère qui avaient à aller à Berlin, et qui lui avaient promis de revenir par Weimar. Il fallait traverser les armées qui occupaient le pays. Elle fit le voyage en habit d’homme, montée sur le siège de la voiture pour voir de plus loin, aidant à chaque poste à dételer et à atteler les chevaux, tirant le pistolet au matin dans les forêts, grimpant aux arbres comme un écureuil. Car, disons-le en passant, c’est une des qualités de Bettina d’être agile comme un écureuil, comme un lézard (Goethe l’appelait petite souris). Partout où elle peut grimper, aux arbres, aux rochers, aux arcades des églises gothiques, elle grimpe et s’y pose en se jouant. Un jour que, dans une de ses lutineries, elle était montée, au couchant du soleil, jusque dans les sculptures gothiques de la cathédrale de Cologne, elle se donnait le plaisir d’écrire à la mère de Goethe : « Madame la Conseillère, que cela vous eût fait peur de me voir, du milieu du Rhin, assise dans une rose gothique ! » — « J’aime mieux danser que marcher, dit-elle encore quelque part, et j’aime mieux voler que danser. »

Bettina, courant, jouant, s’ébattant, est donc en route cette fois pour Weimar. Elle n’y arrive qu’après avoir passé plusieurs nuits sans dormir sur le siège de la voiture. Elle court, en arrivant, chez Wieland qui connaissait sa famille, et se munit d’un billet de lui pour Goethe. Elle entre, on l’introduit. Après quelques instants d’attente, la porte s’ouvre et Goethe paraît :


« Il était là, sérieux, solennel, et il me regardait fixement. Je crois que j’étendis les mains vers lui ; je me sentais défaillir. Goethe me reçut sur son cœur : Pauvre enfant I vous ai-je fait peur ? Ce