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CAUSERIES DU LUNDI.

plutôt son bonheur : « Je sais un secret, disait-elle : quand deux êtres sont réunis et que le génie divin est avec eux, c’est là le plus grand bonheur possible. » Et il lui suffisait le plus souvent que cette réunion fût en idée et en esprit. Lui qui connaissait la vie et les sens non moins que l’idéal, il avait tout d’abord classé cet amour, et il ne s’en défiait pas, à condition de ne pas trop le laisser approcher de lui. Le privilège des dieux est, comme on sait, une éternelle jeunesse : même à cinquante-huit ans, Goethe n’eût pas sans doute été un vieillard assez aguerri pour supporter tous les jours, sans danger, le voisinage et les familiarités, les agaceries innocentes de Bettina. Mais Bettina vivait loin de lui ; elle lui écrivait des lettres pleines de vie, brillantes de sensations, de couleurs, de sons et d’arabesques de tout genre, qui l’intéressaient et le rajeunissaient agréablement. C’était un être nouveau et plein de grâce, qui venait s’offrir à son observation de poëte et de naturaliste. Elle lui rouvrait tout un livre imprévu d’admirables images et de charmantes représentations. Pour lui, il valait autant lire ce livre-là qu’un autre, d’autant plus que son nom s’y trouvait encadré dans l’auréole à chaque page. Il appelait ces pages de Bettina les Évangiles de la nature : « Continue de prêcher, lui disait-il, tes Évangiles de la nature.» Il se sentait le dieu fait homme de cet Évangile-là. Elle lui rendait surtout, et utilement pour son talent d’artiste, les impressions et la fraîcheur du passé qu’il avait perdues dans sa vie un peu factice : « Mes souvenirs de jeunesse connaissent tout ce que tu médis, lui écrivait-il ; cela me fait l’effet du lointain qu’on se rappelle tout à coup distinctement, quoiqu’on l’ait pendant longtemps oublié. » Il ne se prodigue pas pour elle, mais jamais il ne la rebute ; il lui donne la réplique tout juste assez pour qu’elle ne se décourage pas et qu’elle continue.