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GOETHE ET BETTINA.

par ses livres, par le mal même qu’elle entendait quelquefois dire autour d’elle de son caractère indifférent et froid. Son imagination se prit à l’instant, et l’objet de son culte fut trouvé.

Goethe avait alors cinquante-huit ans ; il avait un peu aimé dans sa jeunesse la mère de Bettina. Il vivait depuis longues années à Weimar, à la petite Cour de Charles-Auguste, dans la faveur, ou, pour mieux dire, dans l’amitié et l’intimité du prince, dans une étude calme, variée, universelle, dans une fécondité de production incessante et facile, en tout au comble de la félicité, du génie et de la gloire. La mère de Goethe habitait Francfort ; Bettina se lia avec elle, et se mit à aimer, à étudier et à deviner le fils dans la personne de cette mère si remarquable, et si digne de celui qu’elle avait mis au monde.

Cette vieille mère de Goethe, madame la Conseillère de Goethe, comme on l’appelait, d’un caractère si élevé, si noble, j’allais dire si auguste, toute pleine de grandes paroles et de conversations mémorables, n’aime rien tant que d’entendre parler de son fils ; elle a, quand on lui parle de lui, de grands yeux d’enfant qui se fixent sur vous et dans lesquels brille le plus parfait contentement. Elle a fait de Bettina sa favorite ; celle-ci, en entrant, s’assied sur un petit tabouret à ses pieds, entame la conversation à tort et à travers, dérange la gravité des alentours et se permet toute licence, sûre d’être toujours pardonnée. La digne Mme de Goethe, qui a en elle le sentiment du réel et le bon sens, a compris tout d’abord que cet amour de la jeune fille pour son fils ne tirait pas à conséquence, que cette flamme, ce feu de fusée, ne brûlerait personne. Elle se raille du rêve de la jeune fille, qui le lui rend de reste en lutineries, et, tout en la raillant de ce rêve, elle en profite, car il n’est pas de