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CAUSERIES DU LUNDI.

voir ce qu’elle pourra recueillir de mon inventaire. » Cet inventaire en valait la peine, puisqu’il se composait tout d’abord de Fontenelle, de Montesquieu, de Mairan. Mme  de Tencin est bien moins remarquable comme auteur d’histoires sentimentales et romanesques, où elle eut peut-être ses neveux pour collaborateurs, que par son esprit d’intrigue, son manège adroit, et par la hardiesse et la portée de ses jugements. Femme peu estimable, et dont quelques actions même sont voisines du crime, on se trouvait pris à son air de douceur et presque de bonté, si on l’approchait. Quand ses intérêts n’étaient point en cause, elle vous donnait des conseils sûrs et pratiques, dont on avait à profiter dans la vie. Elle savait le fin du jeu en toute chose. Plus d’un grand politique se serait bien trouvé, même de nos jours, d’avoir présente cette maxime, qu’elle avait coutume de répéter : « Les gens d’esprit font beaucoup de fautes en conduite, parce qu’ils ne croient jamais le monde aussi bête qu’il est. » Les neuf Lettres d’elle qu’on a publiées, et qui sont adressées au duc de Richelieu pendant la campagne de 1743, nous la montrent en plein manège d’ambition, travaillant à se saisir du pouvoir pour elle et pour son frère le cardinal, dans ce court moment où le roi, émancipé par la mort du cardinal de Fleury, n’a pas encore de maîtresse en titre. Jamais Louis XV n’a été jugé plus à fond et avec des sentiments de mépris plus clairvoyants et mieux motivés que dans ces neuf Lettres de Mme  de Tencin. Dès l’année 1743, cette femme d’intrigue a des éclairs de coup-d’œil qui percent l’horizon : « À moins que Dieu n’y mette visiblement la main, écrit-elle, il est physiquement impossible que l’État ne culbute. » C’est cette maîtresse habile que Mme  Geoffrin consulta et de qui elle reçut de bons conseils, notamment celui de ne refuser jamais aucune relation, aucune