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MADAME GEOFFRiN.

avait été son éducation première ? L’impératrice de Russie, Catherine, avait adressé un jour cette question à Mme  Geoffrin, qui lui répondit par une lettre qu’il faudrait joindre à tout ce qu’a dit Montaigne sur l’éducation :


« J’ai perdu, disait-elle, mon père et ma mère au berceau. J’ai été élevée par une vieille grand’mère qui avait beaucoup d’esprit et une tête bien faite. Elle avait très-peu d’instruction ; mais son esprit était si éclairé, si adroit, si actif, qu’il ne l’abandonnait jamais ; il était toujours à la place du savoir. Elle parlait si agréablement des choses qu’elle ne savait pas, que personne ne désirait qu’elle les sût mieux ; et quand son ignorance était trop visible, elle s’en tirait par des plaisanteries qui déconcertaient les pédants qui avaient voulu l’humilier. Elle était si contente de son lot, qu’elle regardait le savoir comme une chose très-inutile pour une femme. Elle disait : « Je m’en suis si bien passée, que je n’en ai jamais senti le besoin. Si ma petite-fille est une bête, le savoir la rendrait confiante et insupportable ; si elle a de l’esprit et de la sensibilité, elle fera comme moi, elle suppléera par adresse et avec du sentiment à ce qu’elle ne saura pas ; et quand elle sera plus raisonnable, elle apprendra ce à quoi elle aura plus d’aptitude, et elle l’apprendra bien vite. ! » Elle ne m’a donc fait apprendre, dans mon enfance, simplement qu’à lire ; mais elle me faisait beaucoup lire ; elle m’apprenait à penser en me faisant raisonner ; elle m’apprenait à connaître les hommes en me faisant dire ce que j’en pensais, et en me disant aussi le jugement qu’elle en portait. Elle m’obligeait à lui rendre compte de tous mes mouvements et de tous mes sentiments, et elle les rectifiait avec tant de douceur et de grâce, que je ne lui ai jamais rien caché de ce que je pensais et sentais : mon intérieur lui était aussi visible que mon extérieur. Mon éducation était continuelle… »


J’ai dit que Mme  Geoffrin était née à Paris : elle n’en sortit jamais que pour faire en 1766, à l’âge de soixante-sept ans, son fameux voyage de Varsovie. D’ailleurs elle n’avait pas quitté la banlieue ; et, même quand elle allait faire visite à la campagne chez quelque ami, elle revenait habituellement le soir et ne découchait pas. Elle était d’avis « qu’il n’y a pas de meilleur air que