Page:Sainte-Beuve - Causeries du lundi, II, 5e éd.djvu/320

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
310
CAUSERIES DU LUNDI.

de la saison, on peut arriver à la gloire qu’obtiennent quelques Américains chaque hiver à Paris : ils ont des raouts brillants, on y passe, on s’y précipite, et, l’hiver d’après, on ne s’en souvient plus. Qu’il y a loin de ce procédé d’invasion à l’art d’un établissement véritable ! Cet art ne fut jamais mieux connu ni pratiqué que dans le xviiie siècle, au sein de cette société régulière et pacifique, et personne ne le poussa plus avant, ne le conçut plus en grand, et ne l’appliqua avec plus de perfection et de fini dans le détail que Mme Geoffrin. Un cardinal romain n’y aurait pas mis plus de politique, plus d’habileté fine et douce, qu’elle n’en dépensa durant trente ans. C’est surtout en l’étudiant de près qu’on se convainc qu’une grande influence sociale a toujours sa raison, et que, sous ces fortunes célèbres qui se résument de loin en un simple nom qu’on répète, il y a eu bien du travail, de l’étude et du talent ; dans le cas présent de Mme Geoffrin, il faut ajouter, bien du bon sens.

Mme Geoffrin ne nous apparaît que déjà vieille, et sa jeunesse se dérobe à nous dans un lointain que nous n’essaierons pas de pénétrer. Bourgeoise et très-bourgeoise de naissance, née à Paris dans la dernière année du xviie siècle, Marie-Thérèse Rodet avait été mariée le 19 juillet 1713 à Pierre-François Geoffrin, gros bourgeois, un des lieutenants-colonels de la garde nationale d’alors, et l’un des fondateurs de la Manufacture des glaces. Une lettre de Montesquieu, du mois de mars 1748, nous montre Mme Geoffrin, à cette date, réunissant très-bonne compagnie chez elle, et centre déjà de ce cercle qui devait, durant vingt-cinq ans, se continuer et s’agrandir. D’où sortait donc cette personne si distinguée et si habile, qui ne semblait point destinée à un tel rôle par sa naissance ni par sa position dans le monde ? Quelle