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BÉRANGER.

qu’il était le conseiller de La Mennais. Béranger aime ce rôle de conseiller ; il le prend même quand on ne le lui offre pas. Parlant de la littérature du temps, dont il a passé en revue tous les noms (George Sand, Hugo, Dumas), il m’a dit que « notre malheur à tous avait été de débuter trop tôt, et que cela nous avait exposés aux palinodies. » Il aurait voulu apparemment que tout le monde attendit comme lui pour débuter vers trente-huit ou quarante ans. Je lui ai répondu qu’on débutait dès qu’on le pouvait et qu’on y voyait jour, et qu’on ne choisissait pas son heure. Mais en somme, dans toute cette conversation de deux heures, il a été charmant, bonhomme, piquant et fertile en idées, en jolies et fines observations.

« Deux jours après, le dimanche (24 mai), je l’ai rencontré par hasard, vers quatre heures, proche Saint-Sulpice. Il avait vu le matin Lamartine, qu’il avait su malade, et à qui il avait conseillé, m’a-t-il dit, le quinquina : « Mais Lamartine se croit médecin, ajouta-t-il ; il croit tout savoir parce qu’il est poëte, et il ne veut pas entendre parler de quinquina. » Je souriais tout bas de penser que Béranger, lui aussi, se croyait médecin, et qu’il ne s’apercevait pas que sa remarque s’appliquait à lui-même ; il venait de conseiller Lamartine sur le quinquina, comme, la veille au soir, il avait conseillé La Mennais sur je ne sais quelle succession qu’il n’aurait pas voulu lui voir accepter. Pourtant, cela m’a paru significatif et honorable que ce rapprochement final d’hommes si éminents, si divers, et partis de points si opposés de l’horizon. Au lieu de se dire des injures, comme du temps de Voltaire et de Rousseau, on se visite, on se consulte, on est aux petits soins l’un pour l’autre. Cela marque aussi combien les convictions premières se sont usées. Avec Béranger resté fidèle à son rôle, c’est l’esprit du siècle qui triomphe, et qui a bon marché, à la longue, des récalcitrants. Béranger sent bien qu’il représente en personne ce malin esprit, et il soigne ses ouailles. — La Mennais ! Chateaubriand ! Lamartine ! — Béranger, ce dimanche-là, venait de faire ce que j’appelle sa tournée pastorale.

« Béranger serait parfait s’il n’avait pas une petite prétention : laquelle ? Celle de passer pour le seul vraiment sage de son temps. »


Résumé. Béranger, comme poëte, est un des plus grands, non le plus grand de notre âge. Les rangs ne me paraissent pas si tranchés que ses admirateurs exclusifs le croient. Dans cette perfection tant célébrée, il entre aussi bien du mélange. Comparé aux poètes d’autrefois,