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BÉRANGER.

d’abord plus sérieux que lui, qui ne le sont pas, et à aucun desquels il ne le cède par l’esprit. Ils sont venus à lui ; oui, tous, un peu plus tôt, un peu plus tard, ils sont venus reconnaître en sa personne l’esprit du temps, lui rendre foi et hommage, lui donner des gages éclatants.

Béranger a été pour eux une tentation, et tous, l’un après l’autre, ils y ont succombé.

Chateaubriand a été le plus pressé des trois. Cette sympathie, qui avait couvé si longtemps, et qui s’était si bien dissimulée à elle-même, a su choisir son heure pour éclater. Le champion brillant du trône et de l’autel voyait le monde se porter ailleurs, et plus d’une moitié de la jeunesse lui échapper ; son calcul alors a été prompt et direct. Lui si amer pour tous, et si en garde avec les hommes de son bord, il ne s’est dit qu’il fallait être en avances avec Béranger et avec Carrel que parce que tous deux lui apportaient pour sa gloire un appoint de popularité : l’un et l’autre représentaient un grand parti ; en le joignant à ce qu’il avait déjà, il augmentait et complétait son armée d’admirateurs.

M. de La Mennais, malgré des passions que ses amis regrettent, a été bien plus naïf, plus simple et plus entraîné. De lui on peut dire tout ce qu’on voudra, mais non pas qu’il est un homme calculé. Au moment de sa transformation démocratique, après les Paroles d’un Croyant, il est allé à Béranger comme un auxiliaire, comme un enfant plein de ferveur, pour le voir et pour causer, et Béranger, par son charme, l’a séduit. J’entends encore ce dernier nous dire, en se frottant les mains avec malice : « Eh bien ! votre La Mennais, il est arien ; je lui ai fait dire qu’il ne croyait pas à… Je fais, moi, mon métier de diable. » Il le faisait assurément ce jour-là.