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CAUSERIES DU LUNDI.

vive et fait honneur à sa sensibilité. Son secrétaire Longchamp nous a raconté dans le plus grand détail la manière dont il prit dès l’origine toute cette aventure, sa colère dès l’abord et sa fureur de se voir trompé, puis sa résignation à demi risible, à demi touchante. La perte de Mme  Du Châtelet lui arracha de vraies larmes, interrompues bientôt par quelques-uns de ces mots vifs, pétulants et sensés, comme il ne pouvait s’empêcher d’en dire, et qui donneraient envie de lui appliquer, en le parodiant, un mot d’Homère : Il pleurait tout en éclatant de rire. Ainsi, deux ou trois jours après cette mort, comme il s’inquiétait fort d’une bague que portait la marquise, et où devait se trouver son portrait sous le chaton, Longchamp lui dit qu’il avait eu la précaution, en effet, de retirer cette bague, mais que le portrait qu’elle renfermait était celui de M. de Saint-Lambert ; « ciel ! s’écrie Voltaire en levant et joignant les deux mains, voilà bien les femmes ! J’en avais ôté Richelieu, Saint-Lambert m’en a chassé ; cela est dans l’ordre ; un clou chasse l’autre : ainsi vont les choses de ce monde. »

Mme  Du Châtelet avait à peine fermé les yeux, que Voltaire écrivait à Mme  Du Deffand, avant toute autre personne, pour lui annoncer cette mort : « C’est à la sensibilité de votre cœur que j’ai recours dans le désespoir où je suis. » Rappelons-nous le portrait satirique ; en vérité, l’ami au désespoir s’adressait bien !

La mort de Mme  Du Châtelet brisa l’existence de Voltaire et la remit en question. Privé de l’amie qui le fixait et qui tenait pour lui le gouvernail, il ne savait plus que devenir ni à quoi se rattacher. Il fut près de faire un coup de tête. Sa première idée était de se retirer à l’abbaye de Sénones, auprès de dom Calmet, pour s’enfoncer dans l’étude ; sa seconde idée fut d’aller en Angleterre auprès de lord Bolingbroke, pour se livrer à la