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CAUSERIES DU LUNDI.

c’est quelques-unes de ces fleurs mêmes dont parle l’Hippolyte d’Euripide, fleurs encore tout humides de rosée, et qui ont été cueillies dans la prairie qu’arrose la Pudeur[1].

Mme  Du Châtelet met au premier rang des conditions du bonheur, de se bien porter ; c’est juste, mais elle le dit en physicienne et sans charme. Simonide le disait mieux dans des vers dont voici le sens : « La santé est le premier des biens pour l’homme mortel ; le second, c’est d’être beau de nature ; le troisième, c’est d’être riche sans fraude ; et le quatrième, c’est d’être dans la fleur de jeunesse entre amis. » Ces traités où la théorie s’évertue à démontrer les machines et les industries de détail du bonheur, et à inventer à grand’peine ce qui naît de soi-même dans la saison, me rappellent encore un joli mot de d’Alembert, et qui ne sent pas trop le géomètre : « La philosophie s’est donné bien de la peine, dit-il, pour faire des Traités de la vieillesse et de l’amitié, parce que la nature fait toute seule les traités de la jeunesse et de l’amour, »

Il est pourtant des endroits bien sentis dans le Traité de Mme  Du Châtelet : elle y parle dignement de l’étude, qui, « de toutes les passions, est celle qui contribue le plus à notre bonheur ; car c’est celle de toutes qui le fait le moins dépendre des autres. » Elle indique avec élévation, et comme dans un lointain où elle aspire, le noble but de la gloire. Elle y parle très-bien aussi, nudité à part, et d’une manière vive et sentie, de l’amour ; elle le proclame le premier des biens s’il est donné de l’atteindre, le seul qui mérite qu’on lui sacrifie l’étude elle-même. Elle dirait presque ici comme le poëte :

  1. Sur l’absence complète de pudeur chez Mme  Du Châtelet, il faut voir les Mémoires de Longchamp, lorsqu’elle se fait servir par lui étant nue au bain et sans prendre garde qu’il est un homme.