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CAUSERIES DU LUNDI.

passé pour plus de sûreté en Hollande. Mme Du Châtelet, dans l’ardeur de son inquiétude, écrit au tendre ami de son ami, à M. d’Argental, pour qu’il éclaircisse l’affaire et qu’il ménage le retour de celui sans qui elle ne peut vivre. Ces Lettres, publiées en 1806 par M. Hochet, sont touchantes et parfois admirables de ton et de passion ; on y sent, dès les premiers mots, la femme qui aime :


« Je suis à cent cinquante lieues de votre ami, et il y a douze jours que je n’ai eu de ses nouvelles. Pardon, pardon ; mais mon état est horrible…

« Il y a quinze jours que je ne passais point sans peine deux heures loin de lui ; je lui écrivais alors de ma chambre à la sienne ; et il y a quinze jours que j’ignore où il est, ce qu’il fait ; je ne puis pas même jouir de la triste consolation de partager ses malheurs. Pardonnez-moi de vous étourdir de mes plaintes ; mais je suis trop malheureuse. »


On craint un danger, mais on ne sait pas bien lequel. Mme Du Châtelet soupçonne que cette menace pourrait bien avoir été un coup monté contre elle, pour effrayer Voltaire, pour l’éloigner et déconcerter leur bonheur. On voit dans chacune de ses lettres combien elle se méfie de la sagesse du poëte quand il est loin d’elle, abandonné sans conseil à toutes ses irritations, à ses premiers mouvements et à ses pétulances : « Croyez-moi, dit-elle à d’Argental, ne le laissez pas longtemps en Hollande ; il sera sage les premiers temps, mais souvenez-vous

Qu’il est peu de vertus qui résistent sans cesse. »


Si elle avait lu La Fontaine autant que Newton, elle citerait, pour le coup, ces vers charmants du bonhomme, qui vont si bien à Voltaire et à toute la race :


Puis fiez-vous à rimeur qui répond
D’un seul moment ! Dieu ne fît la sagesse
Pour les cerveaux qui hantent les neuf Sœurs ;