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CAUSERIES DU LUNDI.

dupe du cœur. Il fallait donc que Mme  Du Châtelet eût de vrais titres à cette admiration d’un juge excellent, et c’est un premier titre déjà que de l’avoir su à ce point retenir et charmer.

Elle était de son nom Mlle  de Breteuil, née en 1706, de douze ans plus jeune que Voltaire. Elle eut une éducation forte, et apprit le latin dès l’enfance. Mariée au marquis Du Châtelet, elle vécut d’abord de la vie de son temps, de la vie de Régence, et le duc de Richelieu put l’inscrire sur la liste de ses brillantes conquêtes. Voltaire, qui l’avait rencontrée de tout temps, ne se lia étroitement avec elle qu’après son retour d’Angleterre, vers 1733. Il avait trente-neuf ans, et Mme  Du Châtelet vingt-sept. Leurs esprits se convinrent et s’éprirent. La mission de Voltaire, à ce moment, était de naturaliser en France les idées anglaises, les principes philosophiques qu’il avait puisés dans la lecture de Locke, dans la société de Bolingbroke ; mais surtout, ayant apprécié la solidité et l’immensité de la découverte de Newton, et rougissant de voir la France encore amusée à de vains systèmes, tandis que la pleine lumière régnait ailleurs, il s’attacha à propager la vraie doctrine de la connaissance du monde, à laquelle il mêlait des idées de déisme philosophique. Mme  Du Châtelet était femme à le seconder, que dis-je ? à le précéder dans cette voie.

Elle aimait les sciences exactes et s’y sentait poussée par une véritable vocation. S’étant mise à étudier les mathématiques, d’abord avec Maupertuis, et ensuite plus à fond avec Clairaut, elle y fit des progrès remarquables et dépassa bientôt Voltaire, qui se contentait de l’admirer sans pouvoir la suivre. Mme  Du Châtelet publia des Institutions de Physique, où elle s’est plu à exposer les idées particulières de Leibniz ; mais son grand titre est d’avoir traduit en français le livre immor-