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CAUSERIES DU LUNDI.


« À ce mot, le fin Italien changea de conduite et de langage, et passant tout à coup d’une extrême retenue à un grand épanouissement de cœur : Monsieur, dit-il à Beringhen, je remets sans condition ma fortune entre les mains de la reine. Tous les avantages que le roi m’avait donnés par sa Déclaration, je les abandonne dès ce moment. J’ai peine à le faire sans avertir M. de Chavigny, nos intérêts étant communs ; mais j’ose espérer que Sa Majesté daignera me garder le secret, comme je le garderai de mon côté religieusement.»


Ces paroles étaient formelles ; mais Beringhen marqua qu’il désirait quelque gage plus précis et qui fit foi du succès de son message. Le cardinal, prenant aussitôt un porte-crayon, écrivit sur les tablettes de Beringhen :


« Je n’aurai jamais de volonté que celle de la reine. Je me désiste dès maintenant de tout mon cœur des avantages que me promet la Déclaration, que j’abandonne sans réserve, avec tous mes autres intérêts, à la bonté sans exemple de Sa Majesté. Écrit et signé de ma main. » — Et plus bas : « De Sa Majesté, le très-humble, très-obéissant et très-fidèle sujet, et la très-reconnaissante créature, Jules, cardinal Mazarini. »


L’habileté de Mazarin consista à saisir ce moment unique, à deviner que, dans cette instabilité des choses et des alliances de Cour, il n’y avait point pour lui de planche plus solide et plus sûre où il pût s’embarquer que le cœur de cette princesse espagnole, romanesque et fidèle, et que ce vaisseau-là, réputé le plus fragile par les sages, résisterait cette fois à toutes les tempêtes.

À partir de ce jour il fut maître, et aurait pu prendre pour devise : Qui a le cœur, a tout. Chavigny, à qui il devait tant, et avec qui il avait eu partie liée jusque-là, fut sacrifié sans regret et sans honte. Les politiques ne s’arrêtent pas, ou, si l’on veut, ne s’arrêtaient pas alors à ces bagatelles qui gênent les hommes d’honneur dans le train ordinaire de la vie. Au reste, les premières influences de cet avènement suprême de Mazarin sont admirablement rendues et dépeintes par son ennemi