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CAUSERIES DU LUNDI.


« Pour votre ami, écrit-il à Destouches, je vous conjure de ne lui savoir aucun mauvais gré de son changement ; son tort est tout au plus d’avoir trop espéré d’un appui fragile et incertain ; c’est sur ces sortes d’espérances incertaines que les sages mondains ont coutume de hasarder certains projets. Quiconque ne passerait pas de telles choses aux hommes deviendrait misanthrope ; il faut éviter pour soi de tels écueils dans la vie, et les passer facilement à son prochain. »


Admirable et sereine, ou du moins tranquille disposition, et qui perce en plus d’un endroit de cette Correspondance ! Fénelon connaît à fond le monde et les hommes, il n’a pas une illusion sur leur compte. Un cœur délicat comme le sien en était-il donc à avoir rien à apprendre encore, en fait de dégoûts et d’amertumes ? Mais il n’est pas pour cela misanthrope, et, s’il l’était jamais, il aurait une manière de l’être qui ne ressemblerait à nulle autre :


« Je suis fort aise, mon cher bonhomme, écrit-il à Destouches, de ce que vous êtes content d’une de mes lettres qu’on vous a fait lire. Vous avez raison de dire et de croire que je demande peu de presque tous les hommes ; je tâche de leur rendre beaucoup, et de n’en attendre rien. Je me trouve fort bien de ce marché ; à cette condition ! je les défie de me tromper. Il n’y a qu’un très-petit nombre de vrais amis sur qui je compte, non par intérêt, mais par pure estime ; non pour vouloir tirer aucun parti d’eux, mais pour leur faire justice en ne me défiant point de leur cœur. Je voudrais obliger tout le genre humain, et surtout les honnêtes gens ; mais il n’y a presque personne à qui je voulusse avoir obligation. Est-ce par hauteur et par fierté que je pense ainsi ? Rien ne serait plus sot et plus déplacé ; mais j’ai appris à connaître les hommes en vieillissant, et je crois que le meilleur est de se passer d’eux sans faire l’entendu. » — « J’ai pitié des hommes, dit-il encore, quoiqu’ils ne soient guère bons. »


Cette rareté de bonnes gens, qui lui paraît être la honte du genre humain, le ramenait d’autant plus à aimer les amis choisis qu’il s’était faits : « La comparai-