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CAUSERIES DU LUNDI.

l’abandonne ; mais, depuis son temps, l’histoire vous apprend que les hommes ont fait dans le monde beaucoup plus de mal que les femmes ; et, à vrai dire je vous conseillerais de ne vous fier ni aux uns ni aux autres qu’autant que cela est absolument nécessaire. Mais ce que je vous conseille de faire, c’est de ne jamais attaquer des corps entiers, quels qu’ils soient.

« Les individus pardonnent quelquefois, mais les corps et les sociétés ne pardonnent jamais. »


En général, Chesterfield conseille la circonspection à son fils et une sorte de neutralité prudente, même à l’égard des fourbes ou des sots dont le monde fourmille : « Après leur amitié, il n’y arien de plus dangereux que de les avoir pour ennemis. » Ce n’est pas la morale de Caton ni de Zenon, c’est celle d’Alcibiade, d’Aristippe ou d’Atticus.

Sur la religion, il dira, en répondant à quelques opinions tranchantes qu’avait exprimées son fils : « La raison de chaque homme est et doit être son guide ; et j’aurais autant de droit d’exiger que tous les hommes fussent de ma taille et de mon tempérament, que de vouloir qu’ils raisonnassent absolument comme moi. »

En toutes choses, il est d’avis de connaître et d’aimer le bien et le mieux, mais de ne pas s’en faire le champion envers et contre tous. Il faut savoir, même en littérature, tolérer les faiblesses des autres : « Laissez-les jouir tranquillement de leurs erreurs dans le goût comme dans la religion, » Oh ! qu’il y a loin d’une telle sagesse à cet âpre métier de critique, comme nous le faisons !

Il ne conseille pourtant pas le mensonge ; il est formel à cet égard. Son précepte est celui-ci : Ne pas tout dire, mais ne mentir jamais. « J’ai toujours observé, répète-t-il souvent, que les plus grands sots sont les plus grands menteurs. Pour moi, je juge de la véracité d’un homme par la portée de son esprit. »

On voit que le sérieux se mêle aisément chez lui à l’a-