Page:Sainte-Beuve - Causeries du lundi, II, 5e éd.djvu/233

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
223
MADAME DE GRAFIGNY.


Il y a du vrai dans ce jugement final ; mais il est exagéré et rembruni par l’impression même du narrateur. Après avoir vu, en entrant, le seul côté lumineux, Mme  de Grafigny ne voit plus, en sortant, que le côté sombre.

Je n’aurai qu’un mot à dire de Mme  de Grafigny, du moment qu’elle a quitté Cirey pour Paris et qu’on n’a plus affaire qu’à elle seule. Elle trouva plus de secours et d’appui qu’elle n’avait espéré d’abord. Deux succès surtout la mirent, quelques années après, en évidence : les Lettres d’une Péruvienne, publiées en 1747, et le drame de Cénie, représenté en juin 1750. Les Lettres d’une Péruvienne ont aujourd’hui pour moi le mérite d’avoir inspiré à Turgot des réflexions pleines de force, de bon sens, de philosophie politique et pratique. Mme  de Grafigny, en présentant une jeune Péruvienne, Zilia, brusquement transplantée en France, et en lui faisant faire, au milieu d’un cadre romanesque, la critique de nos mœurs et de nos institutions, comme cela a lieu dans les Lettres Persanes, avait trop oublié de tenir compte des raisons de ces mêmes institutions et des causes naturelles de ces inégalités sociales, qui semblent choquer si vivement sa jeune étrangère. C’est ce point de vue tout nouveau, non pas du tout la justification complète, mais les explications et les raisons de notre état social, que Turgot aborde et expose dans des considérations critiques de l’ordre le plus élevé, et qui dépassaient de beaucoup, on ne craint pas de le dire, l’horizon de Mme  de Grafigny. Il voudrait « qu’on nous montrât Zilia française, après nous l’avoir fait voir péruvienne ; qu’on la montrât non plus jugeant selon ses préjugés, mais comparant les siens et les nôtres ; qu’on lui fit remarquer combien elle avait tort d’être d’abord étonnée de la plupart des choses ; qu’on lui fit suivre en détail les causes de ces mesures tirées de l’antique Constitution du gou-