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CAUSERIES DU LUNDI.

C’est affreux d’empêcher Voltaire de faire des vers ! »

Mais le grand événement du séjour de Mme  de Grafigny à Cirey est la scène qui lui fut faite un soir pour un simple soupçon au sujet de la fameuse Jeanne, de la Pucelle en un mot, dont elle avait entendu et trop bien goûté certains Chants. J’ai dit que Mme  de Grafigny, en vraie curieuse et caillette, écrivait tout ce qu’elle voyait et entendait à son ami Devaux, autre caillette, qui en parlait, de son côté, aux gens de Lorraine. Le secret des lettres n’était pas très-religieusement observé à Cirey. Les lettres qui en partaient et qui y arrivaient passaient toutes par les mains de Mme  du Châtelet, qui avait établi dans sa chambre une sorte de petit cabinet noir, c’est-à-dire qui ne se faisait pas faute de décacheter ce qui lui semblait suspect. Un jour donc, elle eut vent qu’on avait parlé dans le monde de Nancy ou de Lunéville de ces lectures de la Pucelle qu’on faisait à Cirey, et, décachetant là-dessus une lettre de M. Devaux adressée à Mme  de Grafîgny, elle y lut ces mots : « Le Chant de Jeanne est charmant, » Notez que l’honnête correspondant ne voulait dire autre chose sinon : « Le Chant de Jeanne, tel que vous me le racontez en abrégé dans votre analyse, doit être charmant. » Mais la colère et le soupçon n’y regardent pas de si près. Le souper terminé, au moment où Mme  de Gratigny, retirée dans sa chambre, se croyait en parfaite sécurité et solitude, elle est bien surprise de voir entrer Voltaire, qui lui dit brusquement « qu’il est perdu et que sa vie est entre ses mains. » Il se figurait qu’une copie de la Pucelle avait été envoyée à M. Devaux par Mme  de Gratigny, que d’autres copies couraient, et, avec sa promptitude de poète, il se voyait compromis, perdu, obligé de fuir : « Allons, vite ! s’écriait-il, allons, Madame, écrivez qu’on vous renvoie l’original et les copies, » La pauvre femme ne comprenait pas bien et ne