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CAUSERIES DU LUNDI.

activité ne veut renoncer à rien. Je me suis amusé à recueillir dans les Lettres de Voltaire quelques passages qui le peignent au vif dans cette universalité et cette avidité passionnée de goûts. Pour faire le plus charmant et le plus vrai portrait de Voltaire, il suffirait d’extraire avec choix quelques-unes de ses propres paroles ; Voltaire n’est pas homme à se contraindre, même en ce qui le juge, ni à retenir longtemps ses pensées :


« Ne me dites point que je travaille trop, écrivait-il vers ces années de Cirey : ces travaux sont bien peu de chose pour un homme qui n’a point d’autre occupation. L’esprit plié depuis longtemps aux belles-lettres s’y livre sans peine et sans effort, comme on parle facilement une langue qu’on a longtemps apprise, et comme la main du musicien se promène sans fatigue sur un clavecin. Ce qui est seulement à craindre, c’est qu’on ne fasse avec faiblesse ce qu’on ferait avec force dans la santé. »

« Je tâche de mener une vie conforme à l’état où je me trouve, sans passion désagréable, sans ambition, sans envie, avec beaucoup de connaissances, peu d’amis et beaucoup de goûts. »

« Je voudrais que Newton eût fait des vaudevilles, je l’en estimerais davantage. Celui qui n’a qu’un talent peut être un grand génie ; celui qui en a plusieurs est plus aimable. »

« Il faut donner à son âme toutes les formes possibles. C’est un feu que Dieu nous a confié ; nous devons le nourrir de ce que nous trouvons de plus précieux. Il faut faire entrer dans notre être tous les modes imaginables, ouvrir toutes les portes de son âme à toutes les sciences et à tous les sentiments ; pourvu que tout cela n’entre pas pêle-mêle, il y a place pour tout le monde. »


Parlant expressément de cette vie qu’il menait à Cirey, il disait encore :


« Nous sommes bien loin d’abandonner ici la poésie pour les mathématiques… Ce n’est pas dans cette heureuse solitude qu’on est assez barbare pour mépriser aucun art. C’est un étrange rétrécissement d’esprit que d’aimer une science pour haïr toutes les autres ; il faut laisser ce fanatisme à ceux qui croient qu’on ne peut plaire à Dieu que dans leur secte. Ou peut donner des préférences, mais