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MADAME DE GRAFIGNY.

comme celui-là, je me ferais réveiller la nuit pour le voir. »

Si l’on excepte l’appartement de la dame et celui de Voltaire, le reste de la maison est d’une malpropreté extrême, et parfaitement inconfortable, comme nous dirions. Voltaire s’inquiéterait encore de ses hôtes, mais Mme  du Châtelet ne s’en inquiète nullement. La pauvre Mme  de Grafigny habite une grande chambre ouverte à tous les vents et où l’on gèle. Elle n’a, durant la journée, après les livres et son écritoire, d’autre ressource que Mme  de Champbonin. Celle-ci, excellente femme, bien connue par la Correspondance de Voltaire, est depuis trois ou quatre ans à Cirey ; « elle évite d’être embarrassante ; elle est stylée à ne pas gêner. » On la fait se tenir tout le jour dans sa chambre. On lui fait lire tous les livres du logis, ce qu’il y a de mieux, et elle n’en est pas plus savante pour cela. Voltaire rit d’elle, il l’appelle gros chat ; Mme  de Champbonin a pris le parti d’engraisser. J’allais oublier le seigneur nominal du lieu, le marquis du Châtelet, qui, lorsqu’il est là, a le plus souvent la goutte et ne gêne guère, si ce n’est qu’il est passablement ennuyeux. L’arrivée de l’abbé de Breteuil, frère de Mme  du Châtelet, jette un peu de distraction dans ce régime de Cirey. Mais, dès qu’il est parti, rien n’est moins divertissant que cette vie de paradis. À quoi se passe-t-elle donc ? Chacun de son côté travaille, et travaille opiniâtrement.

C’est, au fond, leur plus vif plaisir. Ces deux esprits puissants, actifs, Mme  du Châtelet et Voltaire, sont chacun à son œuvre ; elle aux sciences et à la philosophie, pour lesquelles elle a vocation et qu’elle aime uniquement ; lui aux sciences aussi, qu’il avait la faiblesse alors de vouloir également embrasser, mais en même temps aux vers, aux épîtres, à l’histoire, enfin à tout ; car son