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CAUSERIES DU LUNDI.

Formont : « Que vous êtes sage, mon cher Formont ! vous cultivez en paix vos connaissances. Accoutumé à vos richesses, vous ne vous embarrassez pas de les faire remarquer : et moi je suis comme un enfant qui va montrer à tout le monde les hochets qu’on lui a donnés. » Il rêvait donc, après ce premier grand orage de sa vie, une retraite où il pût, sans être isolé, vivre abrité, indépendant, et penser assez haut, sans être privé tout à fait de sentir : « Mon Dieu ! mon cher Cideville, écrivait-il à cet autre ami si cher, que ce serait une vie délicieuse de se trouver logés ensemble trois ou quatre gens de Lettres, avec des talents et point de jalousie, de s’aimer, de vivre doucement, de cultiver son art, d’en parler, de s’éclairer mutuellement ! Je me figure que je vivrai un jour dans ce petit paradis. » Ce paradis terrestre, il le trouva, il se le créa, et c’est à Cirey, auprès de Mme du Châtelet, qu’il en avait choisi le lieu, non sans art, dans un pays de frontières, un pied en Lorraine et l’autre en France. Dans les premiers temps de ce séjour à Cirey, il écrivait à d’Argental, en revenant de faire un voyage de Hollande, et en nous découvrant toute sa pensée, ses affections, les parties les plus sérieuses de son âme :


« Je vous avoue que si l’amitié, plus forte que tous les autres sentiments, ne m’avait pas rappelé, j’aurais bien volontiers passé le reste de mes jours dans un pays où du moins mes ennemis ne peuvent me nuire, et où le caprice, la superstition et l’autorité d’un ministre ne sont point à craindre. Un homme de Lettres doit vivre dans un pays libre, ou se résoudre à mener la vie d’un esclave craintif, que d’autres esclaves jaloux accusent sans cesse auprès du maître… Il n’y a pas d’apparence que je revienne jamais à Paris m’exposer aux fureurs de la superstition et de l’envie. Je vivrai à Cirey, ou dans un pays libre. Je vous l’ai toujours dit : si mon père, mon frère ou mon fils était premier ministre dans un État despotique, j’en sortirais demain ; jugez ce que je dois éprouver de répugnance en m’y trouvant aujourd’hui. Mais enfin Mme du Châ-