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CAUSERIES DU LUNDI.

déjà une personne de plus de quarante ans, vouée décidément au malheur, croyant à son mauvais sort et à son guignon : « J’en suis toujours pour ce que j’ai dit : Quand on est malheureux, on l’est sans fin. » C’était son refrain trop justifié. « Je suis si convaincue, disait-elle encore, que le malheur me suivrait en Paradis, si j’y allais, que je me livre de bonne grâce à mon sort, et ne me plains que du peu. Croyez-en ma parole, le monde entier se renverserait plutôt, que la constance de mon étoile à me persécuter. » Ce sentiment habituel du malheur s’exprime quelquefois chez elle par des mots touchants, qui se font remarquer au milieu d’un langage dont le ton ordinaire n’était pas toujours très-distingué. S’étonnant de n’être pas sensible, comme elle devait l’être, à l’arrivée prochaine d’un ami, elle dira de ses malheurs : « Ils m’ont rendu l’âme si noire, que je ne sens plus le plaisir, Je ne fais que le penser. » — Et plus loin : « Le croiriez-vous ? je pense le plaisir, je le sens presque, et je ne suis pas gaie ; je crois que je ne le serai jamais. »

C’est cette personne encore inconnue dans les Lettres, n’ayant rien écrit, rien publié, qui un jour, par suite de quelque circonstance tenant à ses persécutions domestiques, tombe brusquement au château de Cirey, aux portes de la Lorraine, et vient demander asile et hospitalité à Mme du Châtelet, à Voltaire. À peine arrivée en ce lieu, dont on racontait tant de merveilles et de mystères, la curiosité féminine et l’indiscrétion l’emportent d’abord chez Mme de Grafigny sur les autres sentiments, et elle se met à écrire à ses amis de Lorraine tout ce qu’elle voit, tout ce qu’elle entend. Ces Lettres bavardes ne furent publiées, pour la première fois, qu’en 1820. En les lisant, et quelque idée qu’on y prenne de Mme de Grafigny, nous sommes à Cirey avec elle, et nous en profi-