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CAUSERIES DU LUNDI.

l’Entretien qui nous a été conservé de Pascal et de M. de Saci est un des plus beaux témoignages de l’esprit de Pascal, de même ces Entretiens transmis par Ramsai donnent la plus haute idée de la manière de Fénelon, et surpassent même en largeur de ton la plupart de ses lettres.

La plus intéressante partie du volume qu’on publie se compose d’une suite de lettres familières adressées par Fénelon à l’un de ses amis, militaire de mérite, le chevalier Destouches. Tout ce qui passait de distingué à Cambrai (et presque toute l’armée y passait à chaque campagne, durant ces guerres des dernières années de Louis XIV) voyait Fénelon, était traité par lui ; et, avec cet attrait particulier qui était le sien, il lui restait, de ces connaissances de passage, plus d’une liaison durable. Celle qu’il eut avec le chevalier Destouches fut une des plus étroites et des plus tendres. Destouches, alors âgé de quarante-trois ans, servait dans l’artillerie et avec distinction ; il était homme d’esprit, cultivé, et goûtait fort Virgile. Avec cela, il était dissipé, adonné aux plaisirs, à celui de la table, qui pour lui n’était pas le seul ; et l’on est obligé de convenir que le commerce qu’il eut avec Fénelon ne le convertit jamais bien à fond, puisque c’est lui qui passe pour être le père de d’Alembert, qu’il aurait eu de Mme de Tencin en 1717. Quoi qu’il en soit, Fénelon l’aimait, et ce seul mot rachetait tout. L’aimable prélat le lui dit sur tous les tons, en le grondant, en le morigénant, et en voyant bien qu’il y réussit peu :


« Si vous alliez montrer ma lettre à quelque grave et sévère censeur, lui écrivait-il un jour (avril 1714 ), il ne manquerait pas de dire : Pourquoi ce vieil évêque (Fénelon avait alors soixante-trois ans) aime-t-il tant un homme si profane ? Voilà un grand scandale, je l’avoue ; mais quel moyen de me corriger ? La vérité