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MADAME D’ÉPINAY.

grâce, ne manquez pas votre vocation : il ne tient qu’à vous d’être la plus heureuse et la plus adorable créature qu’il y ait sur la terre, pourvu que vous ne fassiez plus marcher l’opinion des autres avant la vôtre, et que vous sachiez vous suffire à vous-même. » Et quand ce n’est pas à elle qu’il parle, avec quelle justesse encore, redoublée et animée de tendresse ! « Bon Dieu ! écrit-il à Diderot, que cette femme est à plaindre ! Je ne serais pas en peine d’elle, si elle était aussi forte qu’elle est courageuse. Elle est douce et confiante ; elle est paisible et aime le repos par-dessus tout ; mais sa situation exige sans cesse une conduite forcée et hors de son caractère : rien n’use et ne détruit autant une machine naturellement frêle. » Ce n’est que depuis qu’elle eut connu Grimm, que Mme d’Épinay devint tout à fait elle-même. Cet esprit plein de grâce et de finesse acquit par lui toute sa trempe ; il démêla en elle et mit en valeur le trait qui la distinguait particulièrement, « une droiture de sens fine et profonde. » Mme d’Épinay, si compromise par les incidents de sa vie première, si calomniée par ses anciens amis, était en voie de devenir meilleure dans le temps même où on la noircissait le plus ; et elle put répondre un jour, d’une manière aussi spirituelle que touchante, à un homme venu de Paris qui l’allait voir à Genève, et qui s’étonnait un peu gauchement devant elle de la trouver si différente de l’idée qu’on lui en avait voulu donner : « Sachez, Monsieur, que je vaux moins que ma réputation de Genève, mais mieux que ma réputation de Paris. »

Grimm avait trente-trois ans quand il la connut, et, durant vingt-sept années que dura leur liaison, son attachement pour elle ne se démentit pas un seul jour. Toutefois, à partir d’une certaine heure, il se trouva insensiblement plus pris par la littérature, par les tra-