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CAUSERIES DU LUNDI.

Le choix de Mme  d’Épinay était fait dès lors plus qu’elle ne l’osait avouer à Mlle  d’Ette, car un sentiment instinctif de délicatesse l’avertissait qu’il fallait cependant cacher quelque chose à cette prétendue amie, qui portait si hardiment la main à ces tendresses naissantes et timides.

La suite du roman est variée d’incidents dont je ne puis indiquer que quelques-uns. Francueil d’abord se montre sous un jour flatteur : cet amour entre Mme  d’Épinay et lui est bien l’amour à la française, tel qu’il peut exister dans une société polie, raffinée, un amour sans violent orage et sans coup de tonnerre, sans fureur à la Phèdre et à la Lespinasse, mais avec charme, jeunesse et tendresse. Il entre de la bonne grâce, de la finesse et de l’esprit, il entre du goût des beaux-arts et de la musique dans cet amour. On joue éperdûment la comédie, et cette comédie n’est qu’un prétexte à se mêler, à s’isoler, à se retrouver sans cesse : « Ils sont là une troupe d’amoureux, écrit Mlle  d’Ette à son chevalier. En vérité, cette société est comme un roman mouvant. Francueil et la petite femme sont ivres comme le premier jour. »

Mais l’ivresse a son terme. Francueil se refroidit, ou plutôt il se dérange ; il court les soupers, il s’enivre tout de bon, il n’est plus aussi exact ni attentif auprès de son amie : les mauvaises mœurs du temps l’ont gagné. C’est alors que Duclos essaie de le supplanter et de faire invasion en sa place. Il avait du mépris pour Francueil qu’il jugeait un homme de peu de cervelle, et qu’il n’appelait que le hanneton : « Vous n’êtes pas heureuse, pauvre femme, s’écriait-il, et c’est votre faute. Pourquoi vous attacher, mordieu, à la patte d’un hanneton ? On vous a dupée ; la d’Ette est une coquine, je vous l’ai toujours dit. » Plus âgé de vingt ans au moins que