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CAUSERIES DU LUNDI.

ma philosophe ! c’est un aigle dans une cage de gaze. Si je n’étais pas mourant, ajoutait-il en la regardant, je vous aurais dit tout cela en vers. »


Toute part faite à la galanterie et à la poésie, cet aigle dans une cage de gaze nous prouve au moins que Mme  d’Épinay avait de bien beaux yeux et une âme bien vive dans son enveloppe transparente.

J’ai voulu la peindre tout d’abord avec la plume de ces hommes éminents dont le nom se rattache au sien ; il est bon de connaître un peu les gens de vue avant d’écouter leur histoire et leur roman. Le roman de Mme  d’Épinay est assez compliqué, quoiqu’il ressemble à celui de bien des femmes. Elle était donc en veine d’aimer son mari quand elle s’aperçut à des signes trop certains qu’il était peu aimable et même méprisable. Elle venait d’être mère ; mais cette tendresse, qu’elle éprouvait pourtant avec bien de la vivacité, ne lui suffisait pas. Elle cherchait à se faire une loi de ses devoirs ; elle souffrait, elle rêvait, elle avait dans les yeux des larmes vagues, quand elle vit un jour entrer chez elle M. de Francueil, homme jeune, aimable, élégant, amateur de musique comme elle, poudré comme il le fallait, le type d’un premier amant d’alors. Elle tut touchée, elle s’en défendit, elle y revint. Les conseils des bonnes âmes ne lui manquèrent pas.

Parmi ces bonnes âmes qu’elle a auprès d’elle il en est une qui est bien la plus fine guêpe, la plus perfide et la plus rouée confidente qui se puisse voir : c’est une Mlle  d’Ette, fille de plus de trente ans, « belle autrefois comme un ange, et à qui il ne restait plus que l’esprit d’un démon. » Mais quel démon ! Diderot, qui peint à la Rubens, a dit d’elle. « C’est une Flamande, et il y paraît à la peau et aux couleurs. Son visage est comme une grande jatte de lait sur laquelle on a jeté des feuilles