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CAUSERIES DU LUNDI.

air, car vous êtes modeste sans être doux, et vous êtes docile quoique vous ayez l’air rude. Vous êtes si prompt, et vous soutenez vos opinions avec une impétuosité si grande, qu’il semble qu’elles vous deviennent une passion. »


Cette passion, qui n’était que dans le ton, tenait au feu de la jeunesse ; cette première rudesse, que l’abbesse voudrait enlever, se polira vite dans le monde et à la Cour. Tout ce composé, convenons-en, même avec les légers défauts, ne laissait pas de former un savant très-cavalier et très-agréable. Huet, dans les jolis Mémoires trop peu connus qu’il a écrits en latin sur sa vie, confesse qu’à ce moment de sa jeunesse il donna dans les dissipations et les élégances, qu’il recherchait les cercles des gens du monde et surtout des femmes, et que, pour leur plaire, il ne négligeait ni la mise, ni les petits soins, ni les petits vers. La galanterie lui en fit faire même quelques-uns en français, quoique ce ne fût pas son fort. Dans des lettres familières de lui à Ménage, lettres inédites qu’un amateur éclairé a eu l’obligeance de me laisser connaître, je vois Huet, à la date de février 1663, très-fier d’une certaine ballade qui a réussi. Ménage, qui était galant comme un pur érudit et sans véritable monde, lui envoyait des épigrammes en toute langue, des madrigaux grecs, latins, italiens, sur toutes sortes de beautés plus ou moins métaphoriques et allégoriques ; Huet lui répond, en lui rendant la monnaie de ses confidences :


« Je vous envoyai l’année passée ma première élégie, je vous enverrai bientôt mon premier sonnet, mais il est encore brut. Depuis que je ne vous ai écrit, j’ai fait un voyage à Lisieux : c’est comme qui dirait que j’aurais fait soixante lieues, car j’aimerais mieux les faire que d’aller à Lisieux par les chemins détestables qu’il faut traverser. Mais le sujet qui me menait me fit supporter aisément cette fatigue. Vous le saurez quand vous apprendrez l’ar-