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CHATEAUBRIAND.

plus. Je ne fais rien ; je ne crois plus ni à la gloire ni à l’avenir, ni au pouvoir ni à la liberté, ni aux rois ni aux peuples. J’habite seul, pendant une absence, un grand appartement où je m’ennuie et attends vaguement je ne sais quoi que je ne désire pas et qui ne viendra jamais. Je ris de moi en bâillant, et je me couche à neuf heures. J’admire ma chatte qui va faire ses petits, et je suis éternellement votre fidèle esclave ; sans travailler, libre d’aller où je veux et n’allant nulle part. Je regarde passer à mes pieds ma dernière heure. »


Religion et morale à part, il n’y a qu’à s’incliner, convenons-en, devant l’expression d’une si désolée et si suprême mélancolie.

Eh bien ! cet homme-là que nous avons vu à la fin, assis, muet, maussade, disant non à toute chose, cet homme cloué dans tous ses membres, et qui se ronge de rage comme un vieux lion, il a sous main des retours charmants, des éclairs. S’il peut s’échapper encore un instant, s’il peut se traîner, un jour de soleil, au Jardin-des-Plantes auprès de celle qui du moins sait l’égayer dans un rayon et lui rendre le sentiment du passé, il s’anime, il renaît, il se reprend au printemps, à la jeunesse ; il se ressouvient de Rome, il s’y revoit comme par le passé : « Voyez-vous toujours ce chemin fleuri qui part de l’Obélisque de Saint-Jean-de-Latran ? » Il retrouve la grâce, l’imagination, presque de la tendresse. Et même quand il ne peut plus bouger de son fauteuil, et quand tous le jugent baissé et absent, il mérite que celle qui avait si bien senti et fait durer sa nature poétique dise encore de lui :


« Chateaubriand est dans une belle langueur. On est charmé, en le revoyant, de sa manière si distinguée, si fine, si douce, si différente et si au-dessus de tout. Son ennui, son indifférence ont de la grandeur ; son génie se montre encore tout entier dans cet ennui ; il m’a fait l’effet des aigles que je voyais le matin au Jardin-des-Plantes, les yeux fixés sur le soleil, et battant de