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FÉNELON.


« Ce prélat, dit-il, était un grand homme maigre, bien fait, pâle, avec un grand nez, des yeux dont le feu et l’esprit sortaient comme un torrent, et une physionomie telle que je n’en ai point vu qui y ressemblât, et qui ne se pouvait oublier quand on ne l’aurait vue qu’une fois. Elle rassemblait tout, et les contraires ne s’y combattaient point. Elle avait de la gravité et de la galanterie, du sérieux et de la gaieté ; elle sentait également le docteur, l’évêque et le grand seigneur, et ce qui y surnageait, ainsi que dans toute sa personne, c’était la finesse, l’esprit, les grâces, la décence, et surtout la noblesse. Il fallait effort pour cesser de le regarder… »


Quand on a une fois peint un homme de cette sorte ; et qu’on l’a montré doué de cette puissance d’attrait, on ne saurait jamais être accusé ensuite de l’avoir calomnié, même lorsqu’on l’aurait méconnu par quelques endroits. C’est d’ailleurs avec Saint-Simon qu’on peut combattre et corriger avantageusement Saint-Simon lui-même. Qu’on lise ce qu’il dit si admirablement du duc de Bourgogne, cet élève chéri de Fénelon, et que le prélat ne cessa de diriger de loin, jusque dans son exil de Cambrai, par le canal des ducs de Beauvilliers et de Chevreuse. Ce jeune prince, que Saint-Simon nous montre si hautain, si fougueux, si terriblement passionné à l’origine, si méprisant pour tous, et de qui il a pu dire : « De la hauteur des cieux il ne regardait les hommes que comme des atomes avec qui il n’avait aucune ressemblance, quels qu’ils fussent ; à peine Messieurs ses frères lui paraissaient-ils intermédiaires entre lui et le genre humain ; » ce même prince, à une certaine heure, se modifie, se transforme, devient un tout autre homme, pieux, humain, charitable autant qu’éclairé, attentif à ses devoirs, tout entier à sa responsabilité de roi futur, et cet héritier de Louis XIV ose proférer, jusque dans le salon de Marly, ce mot capable d’en faire crouler les voûtes, « qu’un roi est fait pour les sujets et non les sujets pour lui, » Eh bien ! ce prince ainsi présenté par