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CHATEAUBRIAND.

veut qu’éblouir et embraser, mais qui aussi dévaste et stérilise.

On aura remarqué cette incroyable expression, la manie d’être, pour désigner et comme insulter l’attachement à la vie. Ce sentiment instinctif et universel qui fait que pour tout mortel, même malheureux, la vie peut se dire douce et chère, qui fait aimer, regretter à tous les êtres, une fois nés, la douce lumière du jour, il l’appelle une manie.

Il continue sur ce ton, bouleversant à plaisir tous les sentiments naturels, avec une magie pleine d’intention et d’artifice. Il écrit à Céluta pour lui dire qu’il ne l’aime pas, qu’il ne peut pas l’aimer, et, connaissant la nature du cœur des femmes, il se sert de ce moyen pour lui lancer un dernier trait, pour l’émouvoir et la remuer davantage. Il se représente, en une page trop vive pour être citée, comme aux prises, dans la solitude, avec un fantôme qui vient mêler l’idée de mort à celle du plaisir : « Mêlons des voluptés à la mort ! que la voûte du ciel nous cache en tombant sur nous ! » C’est l’éternel cri qu’il reproduira dans la bouche d’Atala, de Velléda ; c’est ainsi qu’il a donné à la passion un nouvel accent, une note nouvelle, fatale, folle, cruelle, mais singulièrement poétique : il y fait toujours entrer un vœu, un désir ardent de destruction et de ruine du monde.

En même temps qu’il dit à Céluta qu’il ne l’aime pas, qu’il ne l’a jamais aimée et qu’elle ne l’a jamais connu, il a la prétention de ne vouloir jamais être oublié d’elle, de ne pouvoir jamais être remplacé : « Oui, Céluta, si vous me perdez, vous resterez veuve : qui pourrait vous environner de cette flamme que je porte avec moi, méme en n’aimant pas ? » Ainsi il prétend, dans son orgueil, qu’en ne donnant rien il en fait plus que les autres ne font en donnant tout, et que ce rien suffit