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CHATEAUBRIAND.

il a osé dire, voulant faire honneur à cet amour de la jeune Anglaise : « Depuis cette époque, je n’ai rencontré qu’un attachement assez élevé pour m’inspirer la même confiance. » Cet attachement unique, pour lequel je fait exception, est celui de Mme Récamier. Cette charmante femme méritait certes bien des exceptions ; une telle parole toutefois est ingrate et fausse. Eh ! quoi ? il supprime d’un trait tant de femmes tendres, dévouées, qui lui ont donné les plus chers et les plus irrécusables gages. Il supprime, il oublie tout d’abord Mme de Beaumont. Ô vous toutes qui l’avez aimé, et dont quelques-unes sont mortes en le nommant, Ombres adorables, Lucile, dont la raison s’est d’abord troublée pour lui seul peut-être, et vous, Pauline, qui mourûtes à Rome et qui fûtes si vite remplacée, et tant de nobles amies qui auraient voulu, au prix de leur vie, lui faire la sienne plus consolée et plus légère ; vous, la dame de Fervaques ; vous, celle des jardins de Méréville ; vous, celle du château d’Ussé ; levez-vous, Ombres d’élite, et venez dire à l’ingrat qu’en vous rayant toutes d’un trait de plume, il ment à ses propres souvenirs et à son cœur.

Ce que voulait M. de Chateaubriand dans l’amour, c’était moins l’affection de telle ou telle femme en particulier que l’occasion du trouble et du rêve, c’était moins la personne qu’il cherchait que le regret, le souvenir, le songe éternel, le culte de sa propre jeunesse, l’adoration dont il se sentait l’objet, le renouvellement ou l’illusion d’une situation chérie. Ce qu’on a appelé de l’égoïsme à deux restait chez lui de l’égoïsme à un seul. Il tenait à troubler et à consumer bien plus qu’à aimer. On nous a assuré que, quand il voulait plaire, il avait pour cela, et jusqu’à la fin, des séductions, des grâces, une jeunesse d’imagination, une fleur de langage, un sourire qui étaient irrésistibles, et nous le croyons sans