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CAUSERIES DU LUNDI.

de lui ; il lit avec finesse leurs secrets sur tous ces fronts qui l’environnent ; puis rentré chez lui, à loisir, avec délices, avec adresse, avec lenteur, il trace ses portraits, les recommence, les retouche, les caresse, y ajoute trait sur trait jusqu’à ce qu’il les trouve exactement ressemblants. Mais il n’en est pas ainsi de Saint-Simon, qui, après ces journées de Versailles ou de Marly que j’appellerai des débauches d’observation (tant il en avait amassé de copieuses, de contraires et de diverses !), rentre chez lui tout échauffé, et là, plume en main, à bride abattue, sans se reposer, sans se relire et bien avant dans la nuit, couche tout vifs sur le papier, dans leur plénitude et leur confusion naturelle, et à la fois avec une netteté de relief incomparable, les mille personnages qu’il a traversés, les mille originaux qu’il a saisis au passage, qu’il emporte tout palpitants encore, et dont la plupart sont devenus par lui d’immortelles victimes.

Peu s’en faut qu’il n’ait fait aussi de Fénelon une de ses victimes ; car, au milieu des charmantes et délicieuses qualités qu’il lui reconnaît, il insiste perpétuellement sur une veine secrète d’ambition qui, au degré où il la suppose, ferait de Fénelon un tout autre homme que ce qu’on aime à le voir en réalité. Sur ce point nous croyons que le tableau du grand peintre doit subir, pour rester vrai, un peu de réduction, et que sa verve s’est donné trop de saillie. Il n’avait pas pénétré et habité à loisir dans toutes les parties de cette âme aimable. Saint-Simon, par les ducs de Beauvlliers et de Chevreuse, avait connu Fénelon autant qu’on peut connaître un homme à travers ses amis les plus intimes. Directement il l’avait vu très-peu, et il nous en avertit ; « Je ne le connaissais que de visage, trop jeune quand il fut exilé.» C’était assez toutefois à un tel peintre qu’une simple vue pour saisir et rendre merveilleusement le charme :