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MADEMOISELLE DE LESPINASSE.

hais, c’est que je vous aime à un degré de passion qui égare ma raison. » Sa vie se passe ainsi à aimer, à haïr, à défaillir, à renaître, à mourir, c’est-à-dire à aimer toujours. Tout finit chaque fois par un pardon, par un raccommodement, par une étreinte plus violente. M. de Guibert pense à sa fortune et à son établissement ; elle s’en occupe pour lui. Oui, elle s’occupe de le marier. Quand il se marie (car il a le front de se marier au plus fort de cette passion), elle s’y intéresse ; elle loue sa jeune femme qu’elle rencontre : hélas ! c’est peut-être à cette louange généreuse que nous devons la conservation des Lettres, que tout d’ailleurs, entre de telles mains rivales, semblait devoir anéantir. On croirait que ce mariage de M. de Guibert va tout rompre ; la noble insensée le croit d’abord elle-même ; mais erreur ! la passion se rit de ces impossibilités sociales et de ces barrières. Elle continue donc, malgré tout, à aimer M. de Guibert, sans plus rien lui demander que de se laisser aimer. Après bien des luttes, tout est revenu le dernier jour, comme s’il n’y avait rien eu de brisé entre eux. Aussi bien, elle se sent mourir ; elle redouble l’usage de l’opium. Elle ne veut plus que vivre au jour le jour, sans avenir : la passion a-t-elle donc de l’avenir ? « Je ne me sens le besoin d’être aimée qu’aujourd’hui ; rayons de notre dictionnaire les mots jamais, toujours. » Le second volume n’est plus qu’un cri aigu avec de rares intermittences. On n’imagine pas quelles formes inépuisables elle sait donner au même sentiment : le fleuve de feu déborde à chaque pas en sources rejaillissantes. Résumons avec elle : « Tant de contradictions, tant de mouvements contraires sont vrais et s’expliquent par ces trois mots : Je vous aime. »

Remarquez qu’à travers cette vie d’épuisement et de délire, Mlle de Lespinasse voit le monde ; elle reçoit ses