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CAUSERIES DU LUNDI.

commun d’ailleurs, nulle déclamation ; tout est de source et vient de nature.

Arrivons vite à son titre principal, à sa gloire d’amante. Malgré sa tendre amitié pour d’Alembert, amitié qui fut sans doute un peu plus à l’origine, on peut dire que Mlle  de Lespinasse n’aima que deux fois dans sa vie : elle aima M. de Mora et M. de Guibert. C’est la lutte de ces deux passions, l’une expirante, mais puissante encore, l’autre envahissante et bientôt souveraine, c’est ce combat violent et acharné qui constitue le drame déchirant auquel nous a initiés la publication des Lettres. Les contemporains de Mlle  de Lespinasse, ses amis les plus proches et les mieux informés, n’y avaient rien compris ; Condorcet, écrivant à Turgot, lui parle souvent d’elle et de ses crises de santé, mais sans rien paraître soupçonner du fond ; ceux qui, comme Marmontel, en avaient deviné quelque chose, se sont trompés tout à côté, et ont pris le change sur la date et l’ordre des sentiments. D’Alembert lui-même, si intéressé à bien voir, ne connut le mystère que par la lecture de certains papiers, après la mort de son amie. Ne cherchons donc la vérité sur les sentiments secrets de Mlle  de Lespinasse que dans ses propres aveux et chez elle seule.

Elle aimait M. de Mora depuis déjà cinq ou six ans quand elle rencontra, pour la première fois, M. de Guibert, Le marquis de Mora était le gendre du comte d’Aranda, ce ministre célèbre qui avait chassé les Jésuites d’Espagne ; il était fils du comte de Fuentès, ambassadeur d’Espagne à la Cour de France. Tout atteste que M. de Mora, fort jeune encore, était un homme d’un mérite supérieur et destiné à un grand avenir, s’il avait vécu. Nous n’en avons pas seulement pour garant Mlle  de Lespinasse, mais les moins sujets à s’engouer parmi les contemporains ; l’abbé Galiani, par exemple, qui, appre-