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M. JULES JANIN.

sens et de justesse, d’un bon style et nourri de mots fins et heureux. Janin, décidément, est un vrai critique, quand il s’en donne le soin et qu’il se sent libre, la bride sur le cou. Il a le goût sain au fond et naturel, quand il juge des choses du théâtre. Il est, d’esprit aussi, comme de toute sa personne, bien portant et réjoui, un peu comme ces personnages gaillards de Molière, ces Dorine et ces Marton qu’il aime à citer, et qui disent des vérités le poing sur la hanche. » Voilà mon impression toute crue sur un des bons et solides feuilletons de ce critique qui en a tant fait de vifs et de jolis. Mais, pour que M. Janin ait tout son bon sens, il faut (je lui en demande pardon) qu’il se sente libre, qu’il n’ait pas affaire à l’un de ces noms qui, bon gré, mal gré, ne se présentent jamais sous sa plume qu’avec un cortège obligé d’éloges. Un critique ne doit pas avoir trop d’amis, de relations de monde, de ces obligations commandées par les convenances. Sans être précisément des corsaires, comme on l’a dit, nous avons besoin de courir nos bordées au large ; il nous faut nos coudées franches. M. Janin disait un jour spirituellement à une femme qui, dans une soirée, le mettait en rapport avec une quantité de personnages : « Vous allez me faire tant d’amis que vous m’ôterez tout mon esprit. »

Même quand il a affaire à ces noms illustres dont je parle et auxquels il attache aussitôt toutes sortes d’épithètes, M. Janin a une manière de s’en tirer en homme d’esprit et de marquer jusqu’à un certain point sa contrainte : il les loue trop. Il s’en fait presque une malice. Il accumule tout d’abord tant d’éloges à leur sujet, qu’il est bien aisé de sentir que cette fois l’éloge ne tire point du tout à conséquence. Oh ! que je ne voudrais pas être ainsi loué par lui, et que j’aime mieux de sa part un jugement plus sobre, plus motivé, où ce n’est plus le