Page:Sainte-Beuve - Causeries du lundi, I, 3e éd, 1857.djvu/85

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

plus fait pour attrister le lecteur déjà mûr que pour le consoler. Dans un dernier pèlerinage d’adieu, qu’avant de quitter leur séjour de bonheur, les deux amants vont faire à tous les sites préférés, montrant de loin du doigt à son ami la petite maison de pêcheur dans laquelle ils se sont rencontrés pour la première fois, et qui est à peine visible à l’horizon, Julie lui dit avec sentiment : « C’est là ! Y aura-t-il un lieu et un jour, ajouta-t-elle tristement, où la mémoire de ce qui s’est passé en nous, là, dans des heures immortelles, ne vous apparaîtra plus, dans le lointain de votre avenir, que comme cette petite tache sur le fond ténébreux de cette côte ? » Accent vrai, parole naturelle et sentie, comme j’en aurais voulu toujours entendre ! Mais ne pourrait-on pas lui répondre : Il y aura quelque chose de plus triste pour vous, pour la mémoire de ces heures immortelles, que d’être reléguée comme un point à peine visible dans le lointain du passé : ce sera de n’être prise un jour, de n’être étalée et exposée aux yeux de tous que comme un prétexte à des rêves nouveaux, comme un canevas à des broderies et à des pensées nouvelles.

Trois endroits m’ont particulièrement frappé en bien dans le volume, et ils ne se rapportent point au roman : c’est d’abord la visite aux Charmettes, où M. de Lamartine a parlé de Rousseau avec éloquence et vérité. C’est ensuite cette autre visite que fait le jeune poëte, son manuscrit des Méditations en main, chez l’imprimeur Didot : la physionomie de l’estimable libraire classique, son refus, ses motifs, tout cela est raconté avec esprit et malice ; le poëte en a tiré une charmante vengeance. Enfin, le plus émouvant passage est certainement l’histoire du bouquet d’arbre coupé dans l’enclos de Milly ; on y retrouve, mais trop tard, la corde réelle et vibrante qu’il n’aurait jamais fallu quitter. On