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fait aujourd’hui : « J’ouvrais les bras à l’air, au lac, à la lumière, comme si j’eusse voulu étreindre la nature et la remercier de s’être incarnée et animée pour moi dans un être qui rassemblait, à mes yeux, tous ses mystères, toute sa bonté, toute sa vie, tout son enivrement !… Je n’étais plus un homme, j’étais un hymne vivant, criant, chantant, priant, invoquant, remerciant, adorant, débordant, etc., etc. » J’abrège la litanie. Et encore : « Il y avait dans nos âmes assez de vie et assez d’amour pour animer toute cette nature, eaux, ciel, terre, rochers, arbres, cèdre et hysope, et pour leur faire rendre des soupirs, des ardeurs, des étreintes, des voix, des cris, des parfums, des flammes, etc., etc. » Et plus loin, parlant de Julie, après avoir épuisé, ce semble, les termes passionnés : « Je lui cherchais des noms, dit-il, je n’en trouvais pas. À défaut de nom, je l’appelais en moi-même mystère : je lui rendais sous ce nom un culte qui tenait de la terre par la tendresse, de l’extase par l’enthousiasme, de la réalité par la présence, et du ciel par l’adoration. » On voudrait bien, à l’aide de ces grands mots délirants, simuler l’enthousiasme qu’on n’a plus, et l’on ne réussit à surprendre un moment que quelques âmes ouvertes et faciles qui croient encore à toutes les paroles.

Je n’insisterai pas sur les grandes scènes du roman, pas même sur celle du suicide, qui est encadrée magnifiquement, comme toujours, mais qui, telle qu’elle nous est racontée, manque son effet, et qui finit d’ailleurs assez ridiculement. Je m’attache au seul personnage de Julie, qui fait l’âme du livre, et je lui applique ce que M. de Lamartine lui-même, dans l’un des beaux passages du volume, dans sa visite aux Charmettes, nous a dit de Mme de Warens : « Je défie un homme raisonnable, affirme-t-il, de recomposer avec