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il ne resterait qu’à examiner si la sentence est juste. Sur Bernardin de Saint-Pierre, par exemple, on lit : « Un homme dont j’admirais et dont j’admire toujours le pinceau, Bernardin de Saint-Pierre, manquait d’esprit, et malheureusement son caractère était au niveau de son esprit. Que de tableaux sont gâtés dans les Études de la Nature par la borne de l’intelligence et par le défaut d’élévation d’âme de l’écrivain ! » En accordant ce qu’on voudra sur le peu de caractère de Bernardin de Saint-Pierre, il est tout à fait injuste et faux de dire que cet écrivain manquait d’élévation d’âme. Ses tableaux, au contraire, attestent à chaque page cette élévation naturelle que l’écrivain retrouvait dès qu’il rentrait dans ses instincts contemplatifs et solitaires. Rousseau n’a pas été mieux traité en maint endroit qu’on pourrait citer. Dans un chapitre intitulé Des Gens de Lettres en 89, on trouve sur Ginguené et sur Chamfort des portraits piquants et qui sont tracés avec tant de saillie, que, si on ne les contredit à temps, ils ont chance de vivre et d’emporter ainsi leurs victimes à la postérité. Mais ces portraits sont faux et en partie calomnieux. Pour le prouver, il suffirait d’opposer à M. de Chateaubriand lui-même ses propres souvenirs et ses témoignages, qu’il a consignés dans le livre de l’Essai, publié en 1797. Chamfort, à cette époque, n’était déjà plus ; l’auteur de l’Essai parle de lui avec les souvenirs les plus présents et avec un accent presque affectueux : « Je l’ai souvent vu, dit-il, chez M. Ginguené, et plus d’une fois il m’a fait passer d’heureux moments, lorsqu’il consentait, avec une petite société choisie, à accepter un souper dans ma famille. Nous l’écoutions avec ce plaisir respectueux qu’on sent à entendre un homme de Lettres supérieur. » Et après un portrait au physique et au moral des plus vivants : « Sa voix était flexible,