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exprès pour elle. Dans une lettre adressée au poëte Gray et qu’il écrivait trois mois après celle que j’ai citée (janvier 1766), il disait, en dessinant à ravir les deux figures rivales de Mme Geoffrin et de Mme Du Deffand :


« Sa grande ennemie, Mme Du Deffand, a été un moment maîtresse du Régent ; elle est maintenant tout à fait vieille et aveugle ; mais elle a gardé toute sa vivacité, saillies, mémoire, jugement, passions et agrément. Elle va à l’Opéra, à la Comédie, aux soupers et à Versailles ; elle donne à souper deux fois la semaine ; elle se fait lire toutes les nouveautés ; elle fait de nouvelles chansons et des épigrammes, en vérité admirables, et se ressouvient de tout ce qu’on a fait en ce genre depuis quatre-vingts ans[1]. Elle correspond avec Voltaire, dicte de charmantes lettres à son adresse, le contredit, n’est bigote ni pour lui ni pour personne, et se rit à la fois du Clergé et des philosophes. Dans la discussion où elle incline aisément, elle est pleine de chaleur, et pourtant elle n’a presque jamais tort. Son jugement sur chaque sujet est aussi juste que possible : sur chaque point de conduite elle se trompe autant qu’on le peut ; car elle est tout amour et tout aversion, passionnée pour ses amis jusqu’à l’enthousiasme, s’inquiétant toujours qu’on l’aime, qu’on s’occupe d’elle, et violente ennemie, mais franche. »


D’après ce premier portrait auquel Walpole ajoutera encore plus d’un coup de pinceau, on peut déjà voir une Mme Du Deffand bien autrement vive et animée qu’on ne s’est plu à nous la peindre d’ordinaire.

Walpole quitte Paris le 17 avril 1766, après un séjour de sept mois, et Mme Du Deffand lui écrit dès le 19. Il

  1. On cite un couplet d’elle sur son ami le duc de Choiseul. Elle avait autrefois fait une parodie de la tragédie d’Inès de Castro sur l’air de Mirliton. Dans un temps où Mme de Prye et elle étaient encore jeunes, elles n’avaient rien imaginé de mieux, pour tromper l’ennui, que de s’envoyer tous les matins les couplets satiriques qu’elles composaient l’une contre l’autre. N’oublions pas non plus que Mme Du Deffand était de Bourgogne ; elle semble tenir de cette verve du terroir, qui inspira tant de piquants noëls aux Piron et aux La Monnoye.