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en écrivit à l’un de ses amis (6 octobre 1765). Après quelques détails sur ses propres variations d’impressions et d’humeur depuis son arrivée :

« À présent, ajoutait-il, je commence, tout à fait à l’anglaise, à m’octroyer le droit d’être à ma guise. Je ris, je dis ce qui me passe par la tête, et je les force de m’écouter. Il y a deux ou trois maisons où je suis entièrement sur ce pied-là… Je ne paie point tribut à leurs grands auteurs du jour. Chaque femme, ici, en a un ou deux qui ne bougent de chez elle… Le vieux président Hénault est la pagode de chez Mme  Du Deffand, une vieille aveugle, une débauchée d’esprit, chez qui j’ai soupé la nuit dernière. Le président est presque tout à fait sourd et a plus que fait son temps. »


En écrivant ainsi, il ne se doutait pas encore que celle qu’il appelait une débauchée d’esprit allait se prendre pour lui d’une véritable passion d’esprit, et que cette passion chez elle deviendrait une passion de cœur, la seule peut-être qu’elle ait eue, et qui dura quinze ans, aussi vive le dernier jour que le premier.

Je viens de regarder d’assez près à cette relation de Walpole et de Mme  Du Deffand, et je trouve qu’en général on n’est pas juste envers tous deux. De Walpole on ne veut guère voir que la crainte qu’il avait, dans ce monde moqueur d’alors, d’encourir un ridicule par cette passion affichée de la vieille aveugle : et quant à Mme  Du Deffand, nous la jugeons trop comme l’ont fait Grimm, Marmontel, la coterie encyclopédique, à travers laquelle la tradition nous est venue. Nous la jugeons trop, en un mot, comme si nous étions du bord de son ennemie, Mlle  de Lespinasse, ou de celui de Mme  Geoffrin. Le jugement sérieux, profond, véritable, sur Mme  Du Deffand, c’est dans les Lettres de Walpole qu’il le faut chercher ; car Walpole, malgré ses rigueurs plus apparentes que réelles, appréciait sa vieille amie à tout son prix et l’admirait extrêmement. Il revint plusieurs fois à Paris