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Correspondance et tout ce qui la fait mieux connaître. Cette vieille aveugle s’éprit à l’instant de l’esprit vif, hardi, délicat et coloré d’Horace Walpole, lequel n’était taillé sur le patron d’aucun de ceux qu’elle voyait depuis cinquante ans. Elle sentit en lui aussitôt et les qualités propres à cet homme si distingué et celles de la race forte à laquelle il appartenait : elle lui en sut gré également ; et elle qui n’avait jamais aimé d’amour, qui n’avait eu que des caprices et point de roman ; qui, en fait d’amitiés, n’en comptait que trois jusqu’alors sérieuses dans sa vie, celle de Formont et celle de deux femmes, dont l’une encore l’avait trompée ; cette moraliste à l’humeur satirique devint tout d’un coup tendre, émue autant qu’amusée, d’une sollicitude active, passionnée ; elle ne s’appartint plus. Bref, aveugle et à soixante-huit ans, elle trouva à placer son cœur, et cette fois (pour la rareté du cas) elle le plaça sur un Anglais, homme recherché, répandu, qui n’avait pas cinquante ans, dont elle aurait pu être la mère, qui devait passer sa vie loin d’elle, et qu’elle embarrassait fort par ses vivacités de tendresse. Tant il est vrai qu’elle était destinée, comme on l’a dit, à être toujours sage en jugement, et à faire toujours des sottises en conduite.

Mais nous, nous ne trouverons pas que c’était une sottise : car c’est le beau côté de Mme Du Deffand, celui qui la relève, qui nous montre que, pour avoir économisé jusque-là sa sensibilité, elle n’en était pas dépourvue, qu’elle était capable de passion même. Enfin, si l’on pardonne à Mme de Sévigné d’avoir aimé follement sa fille, on pardonnera à Mme Du Deffand d’avoir eu pour Walpole cette passion qu’on ne sait comment qualifier, qui lui était entrée par l’esprit dans le cœur, mais qui était fervente, élevée et pure.

La première fois qu’Horace Walpole la vit à Paris, il